Un « ornithorynque culturel » et artistique
Quand
l’ornithorynque fut découvert en 1798, les scientifiques crurent tout d’abord à
une plaisanterie et imaginèrent que quelqu’un avait cousu un bec de canard sur
un corps de castor. Ce fût donc très difficile pour les chercheurs de le mettre
dans une catégorie zoologique. En effet, ce mammifère venimeux avec un bec
ressemblant à celui des canards et pondant des œufs ne rentrait pas les catégories
de l’époque. Il en fut donc créé une nouvelle (presque 100 ans plus
tard) : les monotrèmes, des mammifères qui pondent des œufs et qui
allaitent leurs petits (seulement 5 espèces à ce jour).
Au
tout début de l’histoire du jeu vidéo, William Higinbotham qualifie son
invention comme « d’un aimable amusement sans avenir destiné à amuser les
chercheurs qui visitent son labo ». Le 26 avril 2010, le Ministre français
de la culture, Frédéric Mitterand, décrit le jeu vidéo comme un
« trésor » culturel se trouvant « au croisement des arts».
Il y a là une remise en question des catégories traditionnelles du jeu et de
l’art mais également une différence de vision entre les débuts du jeu vidéo et
aujourd’hui. Tout ceci nous permet de dire que le jeu vidéo est un « ornithorynque
culturel »[1] dans la mesure où il bouleverse nos codes et catégories
traditionnelles.
Les
entreprises du jeu vidéo suivent un processus de création toujours bien précis,
ce sont des industries créatives. Or, l’industrie suppose, de manière presque
automatique, une dimension collective qui se retrouve bien ici: la création
n’est pas spontanée mais organisée et préétablie par un éditeur extérieur. Elle
est, ici, par essence entrepreneuriale. Le management est nécessaire pour
satisfaire les attentes de l’éditeur car ce dernier donne l’idée et l’ambiance
de tel ou tel jeu en fonction de son image de marque. Il valide a posteriori le travail des studios de
développement : le créateur s’efface donc au profit de la marque. Il n’y a
plus de « création spontanée » : or, selon Kant, l’art viendrait
justement de cette spontanéité, du libre arbitre qui nous est propre. De plus,
c’est un médium qui se pratique avant tout pour lui-même et pour la dimension
autotélique de son expérience. Il y a là deux visions possibles : soit on considère
le jeu vidéo en tant que médium et rien de plus (game studies), soit on choisit de se pencher sur l’expérience
vidéo-ludique qu’il engendre (play
studies). Dans le premier cas et en prenant en compte la vision de Kant sur
l’art, il est complexe d’appréhender le jeu vidéo dans une quelconque dimension
artistique. Mais le deuxième choix nous permet de mettre en exergue la double
lecture du jeu vidéo ; certes « l’artiste » n’est plus maître de
sa création, il n’a plus les pleins pouvoirs, mais un autre acteur reprend les
rênes : le joueur. Finalement, l’art du jeu vidéo résiderait non pas dans
son processus de production mais plutôt dans ses conditions d’utilisation et
d’expérimentation. Par ailleurs, ne prendre en considération le jeu vidéo que pour
le médium qu’il représente revient à oublier toute la relation jeu-joueur qui est
l’essence même d’un jeu vidéo. En effet, s’il n’y a pas d’interaction entre le
médium et son joueur, le jeu ne peut pas exister.
Habituellement, dans la création
artistique, il y a deux sortes de mouvements. Le premier est descendant :
l’artiste part de son idée du monde et va l’imposer à son médium (peinture, sculpture…).
A l’inverse, le deuxième mouvement est ascendant, l’artiste enregistre le réel
tel qu’il est et y appose éventuellement sa subjectivité (photographie et
cinéma). En contradiction totale avec ces deux mouvements, il y a les jeux
vidéo qui imposent leur idée à la matière. Ils ne se contentent pas de capter
le réel mais ils le reproduisent Ex
nihilo. Ils ont également une autre particularité, celle d’avoir une double
lecture : la première par le programme lui-même et la seconde par le
joueur. Celui-ci devient alors le support de notre propre subjectivité sans que
les auteurs n’y puissent rien.
Le
jeu vidéo en tant que médium à part entière devient de mieux en mieux assimilé
(on le voit notamment avec l’augmentation du nombre de game studies), mais la plupart des études ne prennent en compte que
sa dimension autotélique oubliant tout ce qui fait qu’un jeu est jeu : le
joueur et son interaction. Le dépôt légal en vigueur à la Bibliothèque
Nationale de France concernant les jeux vidéo
est très louable et prouve une réelle volonté de les assimiler en tant qu’objet
culturel mais il n’est pas d’objet culturel ou artistique entretenant un
rapport aussi fort avec son public. Car au-delà de la relation qui se crée
entre le jeu et son joueur pendant la partie, il y a le lien qui peut perdurer
en dehors de cette temporalité. Le jeu vidéo est une source intarissable
d’inspiration, les fans créent des costumes grandeur nature (cosplays), des
peintures ou autres (voir les ouvrages Geek-Art,
une anthologie dont le premier volume est sorti en 2013). Il existe, par
exemple, en Pologne The Witcher School.
C’est un jeu de rôle grandeur nature qui propose une expérience immersive
prenant place dans l’univers de la saga de jeux vidéo The Witcher. Le jeu vidéo n’est par essence pas destiné à rester
dans une bibliothèque à disposition du public et des chercheurs.
La
dimension artistique de notre ornithorynque est souvent discutée du fait que ce
soit également aujourd’hui une très grosse industrie. En effet, dans l’imaginaire
populaire, il est impossible qu’un titre produit à plusieurs milliers
d’exemplaires puisse se revendiquer être de l’art. Par ailleurs, les développeurs et les studios
ne cherchent pas à s’approprier l’étiquette d’art. Leur secteur se porte très
bien et une telle étiquette pourrait se révéler rédhibitoire car elle donnerait
l’impression de quelque chose de plus complexe et inaccessible créant ainsi une
rupture avec son public. A défaut de pouvoir lui accoler cette étiquette, on
peut sans crainte lui mettre celle d’objet culturel. En effet le jeu vidéo
s’inspire de la littérature, de la musique, de la mythologie, parfois même de
l’histoire et de la stratégie militaire, ces nombreux domaines artistiques et
culturels qu’il regroupe en son sein lui permettent de revendiquer ce statut neutre.
Il n’est également absolument pas rare que certains jeux soient très satiriques
et ironiques (on citera par exemple The
Stanley Parable et Goat Simulator).
Parfois même, ils se font catharsis comme on a pu le remarquer à la suite du 11
septembre 2001 avec un essor des FPS mettant en scène des interventions
militaires.
Même
si le jeu vidéo rompt tous les codes et bouscule nos catégories établies avec
autant de précision, il mérite qu’on dépasse son étiquette, injustement apposée,
de véhicule de violence (qui n’est pas sa structure même mais uniquement un
thème parmi d’autres) pour réellement s’intéresser à tout ce qu’il apporte. Il
y a plusieurs dizaines d’années, le cinéma a connu exactement les mêmes
reproches, pour preuve, cette citation de Julien Gracq dans son ouvrage En lisant et en écrivant (1980) :
« Tout
film, si magnifique soit-il, garde, à la sortie de sa chaine de production, le
caractère d’un objet manufacturé, à prendre ou à laisser tout entier, non
soluble dans le souvenir ou la rêverie, cerné du contour net et isolant de ses
images péremptoires et de ses cadrages rigides, il est un bloc qui peut certes
s’enkyster dans le souvenir mais qui ne s’y dilue, ne l’imprègne et ne
l’ensemence pas. »[2]
Il a aussi été
accusé de limiter l’imagination, de manquer de subjectivité (et même d’abîmer
les yeux), tout comme de n’être qu’un loisir pour les bonnes et les enfants.
Nous entendons aujourd’hui les mêmes reproches mais pour les jeux vidéo. Les
films ont, eux, acquis une certaines légitimé, on peut donc espérer qu’il en
sera bientôt de même pour les jeux vidéo.