Un acte créatif, artistique et légitime



Screenshot et capture d'écran dans un film sont deux processus bien différents. Dans la capture d’écran, il s’agit simplement de mettre en pause au moment souhaité et d’appuyer sur la touche impécr. Pour le screenshot, il intervient une part plus importante de créativité. En effet, le jeu vidéo nous permet de nous déplacer dans un certain univers, il nous offre à voir une myriade de choses différentes alors qu’un film ne nous montrera qu’un récit linéaire sans possibilité de sortie ou de modification. C’est là toute la différence ; la créativité et les nombreux choix qui interviennent avant, pendant et après la prise d’un screenshot sont très importants. A première vue, on pourrait être tenté de croire que faire un screenshot est très facile, tout comme le serait de faire une photographie. Or, comme en photographie, la facilité est uniquement apparente. 

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la lumière joue un rôle essentiel dans le jeu vidéo. Son rôle est donc tout aussi important dans le screenshot. En effet, une scène de nuit, même avec les mêmes personnages, les mêmes tenues voire la même action prendra une dimension différente de jour. Nous sommes donc obligés d’attendre le bon moment de la « journée virtuelle » pour avoir l’image souhaitée. Il n’y a, évidemment, pas que la lumière qui soit importante, une maîtrise du cadrage est également absolument essentielle. Pour cela, il est nécessaire d’avoir un peu de technique. Il faut maîtriser son matériel, c’est-à-dire son ordinateur (ou sa console), le gameplay et les codes du jeu. Par exemple, un jeu à la troisième ou à la première personne (TPS ou FPS) n’offre pas les mêmes possibilités d’action, et il est parfois nécessaire de ruser pour enlever son propre personnage du jeu ou alors de savoir jouer avec. Comme mentionné dans la partie précédente, il existe plusieurs façons de faire des screenshots : il faut donc être capable de choisir la plus adaptée à ses besoins, à sa façon de penser le screenshot mais également au jeu. 

Certains jeux, comme les jeux de rôle, permettent d’intervenir sur le physique du personnage. Les choix restent toujours un peu limités mais ils ont le mérite d’exister et de permettre de donner encore plus de créativité et de subjectivité comme c’est notamment le cas sur cette capture d’écran du jeu créé par Bethesda, Fallout 4 (voir page suivante). Fallout 4, et la série de manière générale, est d’ailleurs un jeu dans lequel faire des screenshot peut se révéler être un procédé encore plus créatif. Outre la possibilité de faire des screenshots très facilement, le jeu laisse beaucoup de liberté aux joueurs. Dans un premier temps, la console système est facilement accessible et permet d’entrer un grand nombre de codes (qui sont d’ailleurs très facilement trouvables sur internet), ce qui simplifie largement la prise de screenshots. Dans un deuxième temps, en plus de pouvoir personnaliser son personnage d’une multitude de manières  (tant en ce qui concerne les vêtements que la coiffure, ou encore la physionomie), il est également possible d’intervenir dans certains environnements bien définis. Autrement dit, dans certains endroits de la carte du jeu, le joueur a la possibilité de créer de toute pièce des bâtiments, de les meubler, les décorer, etc. Ainsi, le joueur peut largement intervenir et créer son propre décor avant de faire son screenshot. Ce n’est pas sans importance car dans une image, chaque détail peut avoir son importance et ce jeu nous offre la possibilité d’intervenir au mieux dessus. Ajoutons que dans Fallout, il est possible d’ajouter des lampes et différents éclairages, et qu’il est donc possible de jouer avec de la lumière artificielle (dans une certaine mesure bien sûr). 

Les screenshots pensés comme des œuvres à part entière ont tous un point commun : l’interface traditionnelle du jeu vidéo (HUD) disparaît. C’est là que réside la différence fondamentale entre un screenshot et une simple capture d’écran publiée sur Steam. La disparition des HUD montre la volonté de vraiment créer une œuvre, une image qui serait capable de s’apprécier en dehors du jeu et de son public. On sort alors du jeu pour entrer dans l’œuvre. L’interface absente, la subjectivité propre de l’auteur peut alors entrer en compte.

 L’acte de retirer les interfaces au jeu vidéo lui retire ce qui est, en fait, son principal signe distinctif. Cette façon de faire montre que le jeu vidéo n’est plus là en tant qu’activité vidéo-ludique, il devient seulement un moyen, un terrain. Son histoire et ses personnages deviennent secondaires. Le jeu vidéo est alors pensé uniquement dans le but de faire des screenshots. Et le joueur, qui n’en est plus un, devient alors un video game photographer, un photographe du jeu vidéo, dans le jeu vidéo. Tout ceci crée ce que nous appelons un gameplay émergent, c’est-à-dire une autre manière de penser et de jouer le jeu. Ordinairement, l’œuvre est créée par un auteur et est ensuite perçue par une autre personne, la relation s’arrête là. Or pour le jeu vidéo, et comme nous l’avons noté dans la première partie, le « spectateur » interagit avec lui d’une manière directe. La question est donc de savoir si cette interaction sera ou non celle prévue par l’auteur. On parle ainsi de gameplay émergent lorsque le joueur ne se comporte pas dans le jeu comme il était attendu ; par exemple, en jouant au Robert Capa dans Star Wars Battlefront (Electronic Arts, 2015). Mais également lorsque le video game photographer appose un discours bien particulier à ses images. 

C’est notamment le cas de l’artiste Alan Butler avec sa série « Down and Out in Los Santos » prise dans GTA 5 (Rockstar Games, 2015) qui se focalise sur la population pauvre représentée dans le jeu vidéo. Le but premier de GTA 5 n’est pas de faire une critique des conditions de vie des classes les plus populaires des Etats-Unis, mais pourtant, le terrain de jeu qu’il représente se prête parfaitement à cette critique. En cela, cette série peut être mise en parallèle avec le projet de l’artiste Doug Richard, « A New American Picture ». Dans cette série, Doug Richard nous montre des captures d’écran de Google Street View avec comme but d’explorer virtuellement les rues d’Amérique à la recherche des populations défavorisées. En résulte des images de très basses résolutions témoignant de cette vie quotidienne. Les deux projets, en détournant un support qui se voulait objectif et sans parti pris, racontent une histoire bien différente de celle qu’il nous est donnée à voir au premier abord. En cela, le screenshot revêt une dimension poétique dans le sens où il fait naître une émotion. Cette émotion est provoquée par la subjectivité de son auteur qui témoigne de son expérience personnelle et empirique en la documentant visuellement. 

D’après le psychiatre Winnicott, détourner un jeu et le déconstruire est primordial car l’individu doit pouvoir y exprimer sa créativité. Debord va encore plus loin avec le principe du détournement en l’appliquant à n’importe quelle activité : 

 « Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d’information – allant jusqu’à la déperdition de son sens premier – de chaque élément autonome détourné ; et en même temps l’organisation d’un autre ensemble signifiant qui confère à chaque élément sa nouvelle portée.»[1]
La série d’Alan Butler rentre parfaitement dans cette définition : il n’y a plus les informations propres au jeu vidéo lequel perd ainsi son sens premier. Mais en même temps, Butler vient y apposer un nouveau discours donnant à chaque image ainsi créée une portée nouvelle. Le même procédé s’applique pour le projet de Doug Richard qui montre ainsi que le détournement intervient peu importe le support, même si celui-ci semble à première vue on ne peut plus objectif. 

En somme, il s’agit de déconstruire le game (qui est organisé et structuré par des règles précises, cf. Winnicott) par le play (qui lui est libre et propre à chaque individu lors de sa pratique). L’In-game photography correspond donc tout à fait à cette définition dans la mesure où lancer un jeu vidéo pour simplement continuer sa partie ou pour y faire des screenshots n’engendrera pas la même façon d’interagir à l’intérieur. Le regard ne se porte plus sur les mêmes détails ; une situation qui pourrait être dangereuse pour le personnage et que nous éviterions instinctivement peut soudainement nous paraître assez intéressante (et « belle ») pour que nous nous y confrontions. Elle déconstruit donc les règles préétablies par les développeurs et construit les siennes, qui seront, là encore, propres à chaque individu, même si elles auront en commun cette déconstruction. Toutefois, l’In-game photography se pratique plus ou moins facilement en fonction de la liberté laissée au joueur par le développeur. Effectivement, certains studios de développement sont réputés pour laisser plus de liberté créatrice au joueur, c’est par exemple le cas de Bethesda. Ils encouragent et favorisent grandement la création, entre autres, de mods  ou de tout autre fan art. En opposition, il y a le cas d’Electronic Arts. Les codes pour la console système sont beaucoup plus durs à trouver et où il n’y a pas la possibilité de créer ou de télécharger des mods. Cependant, même si y faire des screenshots est moins facile, cela n’est pas pour autant impossible.  

La photographie « classique » et l’In-game photography sont très proches car la manière de chercher des images à capturer est la même. Ce sont pourtant deux pratiques différentes, certes très liées et dont l’une découle de l’autre. Le terme exact pour définir cette relation qui les lie est celui de « remédiation ». Le concept est développé en 2000 par J. Bolter et R. Grusin dans leur ouvrage Remediation: Understanding New Media dans lequel il est définit comme tel : 

« The mode in which the computer refashions older media and as well the mode in which older media refashion them in the environment of the computer. »[2]
Pour la photographie, la remédiation la plus courante et la plus évidente est celle entre la photographie numérique et celle argentique. La photographie numérique a refaçonné l’argentique dans le sens où l’image a cessé d’être « physique » pour ne devenir que des bytes et des octets stockés sur un support informatique. Cependant, dans cet exemple, la remédiation n’est pas totale car il n’y a pas de réciprocité. Lorsque l’on s’intéresse à la relation entre la photographie et les graphismes du jeu vidéo (comme dans la partie précédente), nous pouvons nous apercevoir que la relation de remédiation est encore une fois bien présente et très forte: 

« Computer photorealism is trying to achieve precisely what digital photography is trying to prevent: the overcoming and replacement of the earlier technology of photography. And yet success in overcoming photography would have consequences that the computer graphics specialists do not necessarily foresee, given that most graphics specialists remain realists as well as photorealist. If they could achieve perfect photorealism, then they could create "photographs" without natural light. »[3]
Aujourd’hui, les graphismes sont souvent de plus en plus proches du réel. Finalement, avec cette volonté de réalisme, ceux qui s’en approchent le plus sont qualifiés de « photoréalistes » comme pour bien signifier leur lien avec la photographie. Et si leur photoréalisme est suffisamment convainquant, il n’y a plus aucune raison à ce qu’un screenshot ne soit pas une « photographie sans lumière naturelle ».  

Il y a, toutefois, matière à débattre concernant le terme même de « photoréalisme ». L’instant photographique est forcément témoin d’un moment (même très court et fugace) où le sujet et le photographe (ou parfois uniquement l’appareil) ont été ensemble. Or, pour les graphismes des jeux vidéo, à aucun moment il n’y a eu cette rencontre. Si le terme « photoréaliste » est interprété comme « réalisme photographique », l’appliquer à des graphismes informatiques le viderait totalement de son sens. La relation de remédiation est donc ici encore plus forte et nous permet de bien saisir la réciprocité entre la photographie et les graphismes du jeu vidéo. Néanmoins, si le terme « photoréaliste » perd de sa substance lorsqu’il est appliqué à ces graphismes, il en retrouve lorsqu’il est appliqué aux screenshots. Pour ce dernier, une tierce personne intervient créant de ce fait, obligatoirement, une rencontre : celle entre le joueur et le jeu.




[1] Debord, Internationale Situationniste, Paris, Fayard, 1997, p.78

[2] Bolter, J. and Grusin, R.,  Remediation: Understanding New Media, 1st Edition, 2000, The MIT Press


[3] Idem [2]