La revendication du geste et de l’œuvre photographiques
A
l’heure actuelle, le screenshot n’a plus uniquement une fonction
conversationnelle. Nombres de joueurs en partagent toujours pour ces mêmes
raisons mais ceux qui le font pour des raisons esthétiques et artistiques se
font de mieux en mieux remarquer. Les éditeurs l’ont d’ailleurs bien compris
puisqu’ils sont de plus en plus nombreux à proposer des modules de prises de
screenshots intégrés directement dans leurs jeux. Les images réalisées par ces
différents artistes sont pour eux un formidable coup de pub qui justifie voire
alimente le développement de ces modules. Par exemple, les screenshots de
l’artiste brésilien Leo Sang sont souvent montrés en exemple pour illustrer le
logiciel Ansel de Nvidia.
Pour
l’heure, les artistes diffusent principalement leurs screenshots sur internet par
le biais des réseaux sociaux ou de leurs sites personnels. Mais de plus en plus de galeries ou de musées
s’y intéressent (par exemple le Centre Pompidou lors de son exposition
« Un nouveau Festival / La beauté du jeu » tenue d’avril à juillet
2015 et qui a exposé des screenshots de l’artiste Robert Overweg). Ces
expositions permettent de faire sortir le screenshot de son contexte originel
(le jeu vidéo) et de lui donner de nouvelles perspectives, notamment en ce qui
concerne le geste photographique et artistique qu’il représente. Le jeu vidéo
devient, ici, un outil de création autonome, comme pourrait l’être un appareil
photo classique. Jeu vidéo et screenshot sont évidemment très liés mais comme
nous l’avons exposé dans les parties précédentes, ceux-ci sont capables de
s’apprécier en dehors de ce dernier dans la mesure où ils participent au
détournement du jeu vidéo. Car, encore une fois, nous pouvons insister sur le
fait qu’être dans un jeu vidéo simplement pour jouer ou y être pour faire des
screenshots sont deux états d’esprit bien différents. Cette différence justifie
la légitimité que les video game
photographers donnent à leurs images. De plus, le fait d’enlever les HUD du
jeu montre appuie encore sur le fait que le but n’est plus de prendre en photo
un jeu vidéo mais de créer une œuvre à part entière. Par ailleurs, tout comme en
photographie classique, différents styles sont possibles. Certains privilégient
une approche documentaire fortement lié au jeu en lui-même, comme par exemple
Alan Butler ou encore une approche plus dans l’esthétique à la recherche de
lignes et d’ombres. L’option reportage est également possible. Ce style se
prête d’ailleurs particulièrement bien aux jeux de style FPS comme Battlefield (Electronic Arts).
D’après Kant, classer le jeu vidéo comme une
œuvre d’art est fort compliqué. Donc, si le screenshot est extrait d’un jeu
vidéo ne pouvant être défini comme une œuvre d’art, est-ce également son
cas ? Paradoxalement, non. Selon Kant, une œuvre d’art est une œuvre issue
d’une activité humaine possédant une fin en soi, créée par la raison et le
libre arbitre. Cette création est une activité dite agréable, en opposition
avec le travail qui est par définition une activité subit et contraignant le
libre arbitre. Cette vision de l’œuvre d’art d’après Kant ne colle pas avec le
jeu vidéo en général car celui-ci n’est pas issu d’une activité spontanée. Or,
le screenshot l’est et donc il rentre dans la définition de Kant. Il serait, dès
lors, une œuvre artistique.
Tout
comme la photographie, le screenshot est issu de plusieurs avancées
technologiques. Tous deux ont été dans un premier temps considérés comme un
moyen plutôt que comme une fin en soi. Un moyen de se souvenir de quelque
chose, de marquer un moment. Mais petit à petit, les artistes ont commencé à
les voir comme des médiums artistiques à part entière. Pour la photographie, ce
mouvement a commencé au milieu des années 1880 avec les pictorialistes. Ceux-ci
voulaient donner une esthétique nouvelle à leurs photographies en agissant
directement sur leur plan films leur permettant ainsi de plus facilement
revendiquer le statut d’œuvre d’art. Pour l’In-game
photography, le mouvement est encore très jeune (moins de 20 ans) mais a
cela de commun avec le pictorialisme que le geste artistique est au cœur du
questionnement. Par ailleurs, comme les pictorialistes qui travaillaient
parfois directement sur leurs négatifs, certains video game photographers prennent ensuite leur écran en photo afin
de donner un aspect plus « photographique » en intégrant une
profondeur de champ. Cette façon de faire permet également de reproduire la
texture de l’écran donnant ainsi un rendu qui rappelle quelque chose de réel,
même lorsque l’image est issue d’un monde virtuel.
En
revanche, la photographie est un médium qui est vu comme profondément en lien
avec le réel, et ce malgré les nombreux mouvements et artistes qui s’opposent à
cette vision et tentent d’aller au-delà. Partant de ce constat, qualifier un
screenshot d’œuvre photographique est compliqué et sujet à débat. Pourtant, les
similitudes sont nombreuses ; l’In-game
photography réclame un regard photographique (et sensible), c’est une vraie
démarche artistique, un vrai geste photographique. Seule la loi et le droit l’empêche
de revendiquer pleinement son statut d’œuvre.
Cependant,
la majorité des video game photographers
exposent leurs œuvres sans se soucier du droit d’auteur. Pour eux, le
screenshot leur appartient car il est issu de leur sensibilité propre, de leur
expérience empirique et unique. Dans la mesure où le jeu prend notre
subjectivité, nous nous l’approprions facilement. D’une certaine manière, par
l’expérience que nous en faisons, le jeu vidéo nous « appartient ».
Par extension, ce même raisonnement peut s’appliquer aux screenshots qui sont,
eux aussi le reflet de cette expérience. Par ailleurs, le video game photographer pense son screenshot, il le pense bien plus
qu’un joueur qui joue à un jeu vidéo. L’In-game
photography requiert patience et rigueur, comme n’importe quelle
discipline. Dès lors, difficile de s’imaginer qu’il est impossible de dire
« cette image est mienne » alors que nous l’avons pensée de A à Z. En
outre, Internet, donne, de manière générale, l’impression qu’il est très facile
de revendiquer la totalité des droits sur ces images tant l’accès aux contenus
multimédia et leur diffusion est simple. Le droit d’auteur français, dans sa
version actuelle, est un vrai frein à ce genre de démarches et de créations. De
telles ventes sont des violations de ce droit. Malheureusement, les video game photographers ignorent cette
violation, sciemment ou non, n’hésitant pas à vendre leurs images lors
d’expositions organisées dans des galeries.
La
question de la diffusion est par ailleurs essentielle pour répondre à la
problématique de la revendication du geste photographique et donc artistique.
Paradoxalement, si l’ère numérique dans laquelle nous vivons rend la diffusion
d’images plus facile, il n’en est pas pour autant plus évident d’affirmer ou
d’interpréter la publication d’un screenshot comme un geste revendicateur.
Finalement, revendiquer le statut d’art est devenu en apparence facile mais
reste pourtant terriblement complexe.
C’est la situation dans laquelle se
trouve aujourd’hui l’In-game photography,
de par sa jeunesse, elle gravite encore dans une zone grise entre violation des
droits d’auteur et revendication de son statut d’œuvre d’art à part entière.
Pourtant, elle suscite un intérêt grandissant et intéresse de près les galeries
d’art et parfois même les musées. Pour l’heure, son lien profond avec
l’ordinateur et le jeu vidéo (et donc le virtuel) crée encore une barrière mais
les artistes sont de plus en plus nombreux à oser la franchir en proposant des
expositions tout comme on pourrait le faire avec de la peinture ou de la
photographie.
Par ailleurs, rien que le fait d’imprimer sur papier un
screenshot comme on pourrait tirer une photographie d’art qui serait ensuite
numérotée participe déjà à l’acte revendicateur en lui-même. En effet, mettre
quelque chose d’en apparence virtuel sur un support bien physique lui fait
franchir une étape importante ; en plus de pouvoir penser et apprécier le
screenshot en dehors du jeu vidéo, voilà que nous devenons également capables
de l’apprécier dans toute sa matérialité, le détachant encore un peu plus des
préjugés que nous pourrions avoir. Là où la photographie souffre d’un lien avec
le réel considéré comme fatal, l’In-game
photography souffre elle d’en avoir un qui serait inéluctable mais, cette
fois-ci, avec le monde virtuel.